jeudi 4 décembre 2014

La Lorelei et la svastika

La Lorelei et le Svastika
 
Canzone française – Histoires d'Allemagne – Marco Valdo M.I. – 2010
Histoires d'Allemagne Vialatterie I.

  
 


Telle est la question.




 
On fait parfois des choses sans trop savoir pourquoi. C'est un peu le rythme du pas du poète, de celui qui fait, de celui qu'un bouillonnement intérieur pousse à conter des histoires, à inventer des chansons. Par exemple, je ne sais trop si ce que j'ai fait a sa place ici...

 
Je me demande bien pourquoi donc tu me dis cela, Marco Valdo M.I. mon ami. Qu'as-tu bien pu inventer qui te tracasse à ce point ?... Car je le vois bien, cela te tracasse.
 

En effet, cela me tracasse. Tu l'as bien senti, mon ami Lucien l'âne. Mais il est vrai que tu es mon ami et que tu es un âne sensible. Ce que j'ai inventé, ce qui m'est passé par la tête, puis que j'ai fait, c'est une sorte de chanson de geste, une sorte d'opera secco, une étrange fresque qui, à sa manière, recrée un voyage dans l'Allemagne d'avant 1939... Je devrais dire pour être exact d'après 1918 et d'avant 1939. Bref, un monde un peu oublié, un monde étrange qui a débouché sur le délire du Reich de Mille Ans. Tout comme Rome, Berlin ne s'est pas faite en un jour. Même si elle s'est défaite en peu de temps, mais de cela nous ne parlerons pas. Comment te dire, Lucien l'âne perspicace, je ne sais pas le pourquoi de cette création qui s'est imposée, comme toutes les canzones. Tout ce que j'en sais, c'est qu'elle frappait à la porte avec insistance.
 

Alors, si la muse insistait à ce point, tu as bien fait d'ouvrir et d'écouter son conseil. Mais explique-moi un peu d'où et comment...
 

D'où, d'abord. Cette canzone d'un genre étrange m'a été inspirée par un de mes pères, disons littéraire, ainsi qu'il apparaît dans ma biographie, que je te cite ici. Il y est très exactement dit ceci : "Marco Valdo M.I. est une créature littéraire, c'est un hétéronyme. Il est né des œuvres de Carlo Levi et Italo Calvino. Il a comme parrains : dans la branche anglaise, Laurence Sterne, qui faillit être archevêque d'York, dans un pays où on est prêtre ou évêque ou archevêque de père en fils, dans la branche d'Europe centrale, Joseph Roth et Franz Kafka, du côté espagnol, on le dit parent de Cervantès, en Lusitanie, de José Saramago, dans l'Antiquité, on lui trouve des ascendances du côté de Madaure avec Apulée et enfin, Alexandre Vialatte pour la branche française." Je dirais un certain Alexandre Vialatte. Ce dernier a écrit mille choses, un paquet gigantesque de chroniques... Connue sous le titre étonnant de "Chroniques de la Montagne". Et parmi tout cela, les « Bananes de Königsberg » qui sont elles-mêmes l'origine de la chanson du jour.
 

Voilà pour le d'où. Mais dis-moi, parle-moi un peu du comment.
 

J'y viens, j'y viens. Mais d'abord, si tu le veux bien, écartons la question rituelle de la musique... Je rappelle que Ramuz avait écrit l'Histoire du Soldat avant que de connaître le destin musical que Stravinski lui réserverait. Comme je l'ai déjà dit, le texte est fait, les musiciens sont en retard. Sans doute, y a-t-il du brouillard. Maintenant, le comment, comment dire ? C'est une sorte de film, de journal, une suite comme il y en a en musique, une suite de tableaux, qui quand on considère l'ensemble donne une vision kaléidoscopique de l'Allemagne de ce temps trouble. Maintenant pour l'urgence de cet opus, de cette œuvre – car je ne peux m'empêcher de la considérer comme telle, comme le travail d'un peintre ou d'un musicien, comme une élaboration matérielle, je ne sais trop en donner de raison. Peut-être comme un air dans l'air, une nécessité autonome... Au fait, Cassandre savait-elle le pourquoi de ses récits ? C'est un peu comme regarder avec les yeux de l'aède aveugle l'avènement de ce qui fut ... Une des pires histoires de l'Histoire de l'humaine nation. Un des moments les plus pathétiques et les plus meurtriers de la Guerre de Cent Mille Ans. Peut-être est-ce un regard aigu sur ce ventre d'où a surgi la bête immonde, sur un des ventres qui accoucha d'une bête immonde, car nul n'ignore qu'il y en eut d'autres et qu'il y en a encore... et sur le comment elle a surgi, comment elle a grandi... et en filigrane, sans doute, une histoire d'aujourd'hui, une histoire d'aujourd'hui où il est question de ventre et de bête. Et c'est bien le plus effrayant.

 
Ceci, vois-tu Marco Valdo M.I., me renforce dans cette impérieuse nécessité que je ressens de tisser le linceul de ce vieux monde phytérotique, suicidaire et cacochyme.

Heureusement !
 
Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane





  BAVIÈRE, MAI 1919 – LE BROUILLARD OPALIN
 
 
Conseils ouvriers en Bavière
Cinquante-trois prisonniers russes libérés
Contre-révolution en Bavière
Cinquante-trois prisonniers russes arrêtés
À Graefelfing, conseil de guerre
Le 2 mai 1919, cinq heures et demie, l'aurore noire
On mène les prisonniers à l'abattoir
Les femmes et les enfants du village pleurent
Dix salves dans les sables de la carrière
À la mitrailleuse, cinq ou sept par paquets
Agonie dans le brouillard opalin du petit matin
Charles Gareis, député, révèle les faits
On le retrouve mort un autre petit matin.
 
 
MAYENCE, MARS 1922 – KONSIDÉRABLES DOKTEURS
 
 
Le Rhin est vert
La cathédrale est rouge
La tour en briques sombres
De sympathiques vicaires
Dans les villages
Offrent des cigares
Une Lorelei traverse la salle
Analyse ou Ingebeur
Une dizaine de Konsidérables Dokteurs
Tout cela est kolossal.
 
 
MAYENCE, AVRIL 1922 – LE SENS CACHÉ
 
 
Dans les gares
On délivre des passeports pour la Sarre
Le mark augmente
Il y a des routes plates
Des sillons lancent des lièvres
Tout ça procure
De bien douces satisfactions
Un philosophe allemand découvre
Un sens caché dans sa réflexion.
 
 
MAYENCE, JUIN 1922 - SOUVENIRS
 
 
Les fils de l'Afrique
Sur les quais du Rhin
Silhouettes kakis
Gueules noires
Fez rouge sur l'eau verte
Le vin « froid » du Rhin
Les univers incontrôlables
Sont inoubliables.
Les souvenirs tranchent sur la vie courante.
 
 
MAYENCE, NOVEMBRE 1922 – LES SURHOMMES
 
 
Retrouver la campagne
Des soirs d'octobre
Un peu de brouillard,
Un peu d'air froid
Des prés un peu blancs
Mais quelle sagesse y loger ?
Il y a les rives du Rhin,
La Lorelei et la cathédrale
Des typographes au teint blanc
Marchent la nuit sur les toits.
 
 
Rheinstrasse
Par la fenêtre
Trois toits d'ardoise
Un clocher d'église
Un ciel gris
Des brasseries pareilles à des cathédrales
Des villas pareilles à des châteaux forts
Des briquets pareils à des revolvers
Des policiers semblables à des amiraux,
Pays de surhommes.
Je rêve, je rêve d'un pays
Un pays... Un pays où
Les désespoirs d'amour ne donnent pas faim
Un pays où
Les tailleurs n'ont jamais fabriqué la culotte d'un roi
Les pâtissiers cuit le biscuit de l'empereur,
Un pays où
Les poètes ne soient pas inspirés des dieux
Les réputations ne soient pas mondiales
Les renommées ne soient pas cosmiques
Un pays où
L'on n'attende pas le messie.
Tout cela ouvre des abîmes mélancoliques.
Sous un soleil catastrophal
Trouve-t-on dans la maigreur des paysans
Le contrepoison aux chaleurs bestiales ?
Quelle attitude adopter au milieu d'un tel chaos ?
 
 
MAYENCE 1923 – LA RACE PURE
 
 
Époque multicolore où des prophètes et des névropathes
Naissent dans les rues mélancoliques des grandes villes
Devant un décor bariolé d'oranges et de tomates
Phantasmes nocturnes en marge des états-civils ,
Ils surgissent de la désolation des temps
Comme au lendemain des guerres surgissent les mendiants.
 
 
C'est la grande faillite de la couleur locale
La planète vidée de ses mystères
Par un trust d'industriels international
Prend des allures de planisphère.
Les demi-mondaines interlopes aux yeux cerclés
Sont prises brusquement d'un grand besoin de simplicité
Demain, les bars serviront de la soupe aux choux
Elles sentent aux tremblements de leurs genoux
Venir des temps plus durs
Elles découvrent le prix de la race pure.
 
 
MAYENCE 1924 – HERMAN HESSE
 
 
Les poètes ressemblent aux oiseaux
Les forgerons ont le cheveu farouche,
La jambe longue, les sourcils loyaux
Le front juste et un entêtement louche
Le poète échange avec la nature
Des signes sans bavures
Des réflexions sans répliques
Il fait de l'œil aux étoiles
Comme les grands voiles
Il chante avec les vents
Il interpelle les nuages
Il songe sur les plages
Il parle avec le temps
 
 
MUNICH 1925 – SUR LA PORTE DES CAFÉS
 
 
À Munich, en 25, svastika sur la porte de cafés
« Interdit aux Juifs, aux nègres, aux Belges et aux Français ».
 
 
BERLIN, AVRIL 1925 – VAINQUEURS DE LA PROCHAINE
 
La misère côtoie les millions illicites.
 
Chère Mademoiselle,
 
Votre petit camarade de classe se permet, à l'occasion de son élection à la Présidence du Reich, de se rappeler à votre bon souvenir. Je tends la main à tous les vrais nationalistes, je désire la paix et j'espère bien que nous serons vainqueurs de la prochaine guerre.
 
Veuillez agréer, Chère Mademoiselle, l'expression de mes sentiments les plus cordiaux
 
von Hindenburg
 
 
BERLIN – OCTOBRE 1925 – LES « LANSQUENETS »
 
 
Les lansquenets aimables jeunes gens
Un peu assassins, pleins de racisme.
Se distinguent par leur antisémitisme
Leur violence et leur besoin d'argent.
Ils finissent au coin d'un bois au petit matin
Dans une tombe mal recouverte, sans horizon
Un génie étrange les pousse à ces jeux malsains
À l'auberge des mauvais garçons
Conspiration, guerre civile, saccages
Incendies, meurtres et pillages.
La Sainte Vehme exécutait.
Bref, la Gestapo s'annonçait.
 
MAYENCE , DÉCEMBRE 1926 - DÉFENSE DE SE SUCIDER
 
Près de Grosshesselohe, le pont sur l'Isar
S'appelle « Le Pont des Suicidés »
Trente mètres de haut, un tremplin
Son passé est tragique.
On a posé un grillage
Et une pancarte :
« Défense absolue de se suicider »
 
 
MAYENCE, MARS 1927 – SUICIDE ET SPORT
 
 
Le service de douze ans dans la Reichswehr
A une grosse influence sur le développement
Du suicide et du sport
Activités nécessaires pour abréger
La vie de la caserne.
 
 
MAYENCE, PANOPTIKUM, MAI 1927
 
 
Sur un bateau chargé de bière et de bruit
Des chœurs d'hommes secouent la nuit
Le bateau des clubs allemands
Les bannières flottent au vent.
Qu'il est beau d'avoir un drapeau
Qu'il est doux d'avoir un drapeau
Qu'il est digne d'avoir un drapeau
 
 
 
Sur « La Mort Blanche »
Un chaland voilé de noir
Les sociétés secrètes
Pavillons de croix gammées
Et têtes de mort
Les Casques d'Acier au garde-à-vous
Windmantel vert et canne
Juges en cagoule
Le Conseil de guerre condamne
À mort
Un engagé de quinze ans.
 
 
DARMSTADT, CIMETIÈRES, SEPTEMBRE 1929
 
 
À Darmstadt
Dans le cimetière de la forêt
Des lapins sauvages sautent les allées
Dérapent dans le sable
Et se perdent dans l'herbe.
Les roses trémières flambent
Des rideaux de buis noirs
Brodés de croix blanches
Sur un ciel d'émail
En demi-cercles sur les gradins
Sépultures des soldats allemands
En rangs serrés, horizontaux
Les mains jointes, disciplinés
Ils dorment dans une gloire symétrique.
Les mouches bourdonnent autour des fleurs.
 
 
À Darmstadt, un jardin dévasté,
Le cimetière des morts en captivité
Quelques croix pauvres et pathétiques
Italiens sous terre comme des médailles antiques
Russes morts à l'hôpital diphtériques
Des Français, rapatriés, il reste pourtant
Les noms dans la pierre du monument.
Deux cent cinquante noms inemployables en allemand
Mazure, Tirel, Receveur, Dupuis, Roques, Durant
Visages de réservistes avec ce sourire
Sûrs de ne plus revenir.
C'était une époque mortelle pour les garçons de vingt-cinq ans.
 
 
BERLIN – 1933 – SVASTIKA
 
 
L'Allemagne est gonflée de mythes
Comme l'énorme Zeppelin
Dans le ciel du matin
Un fétiche définitif s'invite
Svastika des hindous exotiques
Emblème à la frivolité décorative
Portée par ce vent phytérotique
À d'aberrantes dérives
Svastika des hitlériens
Aimant de limaille mythologique
Symbole de la grandeur de l'Aryen.
Rassembleur nationalsocialiste
C'est la croix gammée
Moulin à vent aux ailes pliées
Il a déjà broyé du Juif et du communiste.
 
 
BERLIN – 1935 – NOUS EN SOMMES LÀ.
 
 
Berlin, immense autel à la louange du Führer
Librairies dédiées au dieu et à ses saints
On s'aborde, on se quitte en saluant Hitler
Caserne et librairie : Berlin.
Flamboient les réclames, tournent les rotatives
Mugissent les radios, s'élancent les invectives
On ne naît, on ne meurt que pour Hitler.
Tout se mesure à la vertu guerrière
Berlin : Sparte dans un hall de banque
De noirs SS montent la garde
Des gens défilent bottés jusqu'aux épaules
La nuit, une auto, dans les phares
Une section de chemises brunes répète dans le noir
Tous portent le poignard
Croix gammée – Noir, blanc, rouge.
Photos militaires : tout pour le muscle !
Prestige du bain d'acier.
Suspicion sur l'étranger
L'Allemagne prend du fer
On parle bas, complot, atmosphère
L'Allemagne veut-elle la paix ? Souhaite-t-elle la guerre ?
Il est possible qu'elle soit sincère.
En attendant, voilà
Nous en sommes là.
 

BERLIN 1936 – UNE VILLE DE GARNISON
 
 
Berlin réduite moralement aux proportions
D'une ville de garnison
Sa cuirasse l'étouffe, les arts dépérissent
L'assassinat est un monopole de la police.
À Berlin, provinciale et féerique
Le crime se spécialise dans l'exécution politique
La plaisanterie est punie des travaux forcés
Un peintre de cartes postales apprend aux hommes à hurler
Le grand Aryen blond est majoritairement petit, brun et frisé.
Il lève le bras comme le chien lève la patte.
À tous moments, partout, dans les parcs, dans les rues
Telle est la question.

Les Fantômes De Lunebourg

Les Fantômes De Lunebourg
(Vakuum im Kopfe)
Canzone française – LES FANTÔMES DE LUNEBOURG (Histoires d'Allemagne 2) – Marco Valdo M.I. – 2010
Vialatterie II.





Vakuum im Kopfe
Vous reprendrez bien un café ?







Mon cher Lucien l'âne mon ami, te souvient-il de cette canzone vialattesque qui racontait ce que j'avais appelé des « Histoires d'Allemagne » ?
 
 
Évidemment que je m'en souviens, Marco Valdo M.I. mon ami. Et comment ne pas s'en souvenir, elles étaient tellement terrifiantes tes histoires d'Allemagne. On sentait venir pire que le pire. Et le pire de tout, c'est qu'il est venu. On chiffre la chose à quarante millions de morts... ou plus. Certains parfois pourraient l'oublier, certains parfois voudraient qu'on l'oublie – et qu'on l'oublie tous. Pour pouvoir recommencer à créer un Empire, un Impero, un Reich... C'est là l'histoire du ventre encore fécond d'où est sortie la bête immonde... Qu'elle sorte une patte, qu'elle sorte sa langue, qu'elle sorte sa queue... Et rien que çà, c'est déjà inquiétant et nécessite la plus immédiate des éradications... Mais d'ici qu'elle ressorte la tête, qu'elle redresse le tronc... On ne peut pas la laisser faire. Vous ne pouvez pas la laisser revenir, vous les hommes... Jamais, au grand jamais... C'est un conseil d'âne qui en a tant vu. Bien sûr, il y a eu des erreurs dans le passé, bien sûr on n'a pas épuré assez (ce n'était d'ailleurs pas un hasard, mais tout au contraire, une ruse de la bête blessée qui pensait déjà à renaître de ses cendres), bien sûr , elle essaye de reprendre du terrain et malheureusement, dans certains pays, elle y arrive... Elle est même revenue au pouvoir dans certains États, elle se vautre sur les écrans de télévision en souriant, en prenant des airs de papy charmant... Prenez garde, vous les humains, tout cela n'est que déguisement...
 
 
Oh, mon ami Lucien l'âne tu ne dois pas me convaincre de ce véritable danger... Je le sais, je le connais. Mais, la canzone du jour ne parle pas de cet état de choses. Elle envisage bien autre chose, comme tu le verras. Ce ne sont pas des supputations. Ce sont des faits. Des faits véridiques rapportés par un homme probe, un témoin honnête (chose rare en ce temps-là, comme maintenant), un homme au jugement sûr, un homme clairvoyant et ce qui n'est pas rien, modeste, sans autre prétention que de dire ce qu'il voit. Bref, un de ces journalistes, un de ces chroniqueurs de qualité et de vérité tels qu'on n'en rencontre plus beaucoup de ces temps-ci. Tu me diras qu'il n'y en avait pas trop de ces temps-là... et je t'approuverai. Mais Vialatte, c'est Vialatte et jamais il n'a délaissé ses convictions – dont cette manière de pratiquer le métier d'écrivain, de poète, de journaliste et de chroniqueur. On l'a envoyé pour raconter ce qu'il voyait, ce qu'il entendait, lui le traducteur de Kafka, et il raconte ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu, que cela plaise ou non. Il va plus loin, il met en garde, car tel est son devoir. Cela dit, pour ce qui est de la canzone – tirée elle aussi des Bananes de Koenigsberg, elle raconte l'après, mais le juste après... Au moment où on découvre l'Allemagne après le passage de l'épidémie hitlérienne, juste après l'effondrement du Troisième Reich. On en est au Quatrième Reich...
 
 
Au Quatrième Reich ? Quel Quatrième Reich ?, demande Lucien l'âne en roulant des yeux noirs comme la lave de l'Etna.
 
 
Vois-tu, Lucien l'âne mon ami, il y a bien eu un Quatrième Reich, qui n'eut pas trop de légitimité, qui n'eut une existence que très momentanée et précaire, en attendant les Républiques Fédérale et Démocratique. L'Allemagne était dans l'incertitude. Elle était traversée de toutes sortes de rêves. Elle se demandait, si la guerre n'allait pas se relancer entre ses vainqueurs et pour une part, elle l'espérait. Ses Dieux avaient encore soif. Les ex (et toujours) – hitléristes, ces nazis de la veille, ces démocrates de demain, penchaient nettement pour un ancrage à l'Ouest, pour une Allemagne unie et débarrassée de toute perspective de vie collectivement organisée, débarrassée de la hantise d'une liquidation de son rêve de puissance. La matrone n'avait pas dit son dernier mot. Avec le recul, on peut voir qu'elle y est presque arrivée... Le Quatrième Reich, ce fantôme de Lunebourg, étend son ombre sur toute l'Europe actuelle.

 
Assez pour ce fantôme, Marco Valdo M.I. mon ami, revenons aux temps de la chanson.
 

Juste une dernière remarque (à propos de l'Ouest...), c'est juste au moment du Quatrième Reich qu'il y eut le vrai miracle allemand...
 

Un Miracle allemand ? N'était-ce pas plus tard ? N'était-ce pas ce redressement économique spectaculaire ? Lequel correspondait peu ou prou à une période de prospérité dans toute l'Europe... Je veux dire dans tout l'Ouest européen...
 

Non, ce ne fut pas celui-là... Le vrai, j'insiste sur le vrai « miracle » allemand et il est d'une envergure gigantesque... Se situe à ce moment-là. Un vrai tour de magie, digne des noces de Canaa, qui les surpasse même... car il a traversé tout le continent. Il s'est produit partout où le nazisme ou une de ses variantes : fascisme, populisme, pétainisme, collaborations en tous genres... s'étaient développés dans les années précédentes et ce miracle, c'est d'avoir fait disparaître comme par magie des millions et des millions de nazis, fascistes ou assimilés en un instant... Celui de la libération et même, juste un peu avant. On n'en retrouva que quelques-uns et encore, même ceux-là niaient de l'être ou de l'avoir été. C'est ainsi que soixante ans après, on les retrouve, on retrouve leurs façons... Un peu partout en Europe.
 

Cela m'inquiète autant que toi, mais qu'en est-il de la chanson ?, dit Lucien l'âne.
 
 
J'y reviens. Donc, à ce moment, les camps venaient d'être libérés et on commençait à instruire les procès contre les tenanciers de ces immenses abattoirs. À propos de camps, justement, tu as certainement en mémoire les camps de travail, les camps de concentration, les camps d'extermination... Ici, tu découvriras le camp pour malades. Oui, tu as bien entendu. Un camp pour malades. Belsen était un camp pour malades. En théorie, c'était un lieu de soins. La réalité, comme tu le verras dans la chanson, était tout autre : deux médecins pour septante-deux mille malades.

 
C'est peu, en effet... Donc, la canzone nous raconte ces grands massacres et les massacreurs. Que dit-elle d'autre ?
 
 
Ce sont ces moments de la libération des camps et ce qui s'ensuivit immédiatement que raconte la canzone... Elle le fait afin que nul n'en ignore et que nul ne puisse – jamais, au grand jamais – dire que cela n'a pas existé... Même si les accusés (accusés à juste titre, la suite le démontra : ils étaient nettement coupables) et leurs successeurs, hitléristes, nazis, fascistes, sectateurs de l'Edelweiss ou tout ce qu'on voudra du genre, néo-ceci, néo-cela, en chemises bleues, noires, brunes ou vertes... en costume cravate ou en uniforme... prétendent la main sur le cœur que tout cela ne fut pas, qu'ils sont de doux agneaux et que le loup est ailleurs. Tel est le sens de la canzone. À titre exemplaire, elle raconte les procès faits à quelques-uns de ces gens-là, que Vialatte appelle Les Fantômes de Lunebourg... Ceux-là avaient comme un « Vakuum im Kopfe », littéralement comme un « vide dans la tête », ils ne se souviennent jamais de rien, ils ne savent jamais rien... Il y en eut d'autres, beaucoup d'autres de procès, ailleurs, mais tous allaient dans la même direction, jusqu'à celui fait à Eichmann, par exemple. Foi d'accusé : personne n'avait jamais rien fait, tout le monde n'avait fait qu'obéir aux ordres... En somme, ils répondaient, on le verra ici, tout simplement : « Nous , moi, je... On a tué parce qu'on nous en avait donné l'ordre... On ne faisait que ceci ou cela, pour le reste, on ne sait rien... On ne faisait qu'obéir... Sous-entendu : « Qu'eussions-nous pu faire d'autre ? »

On peut leur répondre, on doit leur répondre : « À cette heure comme toujours : Résistance ! » (Ora e sempre : Resistenza ! »), dit Lucien l'âne en raidissant son poitrail et ses pattes, en calant bien ses petits sabots noirs sur le sol. Mais pour cela, il eut fallu ne pas être d'accord, refuser d'obéir, comme dit Vian. En somme, ne pas collaborer avec le système. Ce qui est d'ailleurs un principe général, applicable en tout temps. Au moins tant que durera la Guerre de Cent Mille ans que les riches font aux pauvres pour assurer leurs richesses, pour étendre leurs pouvoirs, pour multiplier leurs privilèges et pour renforcer leurs prérogatives. Toujours plus, telle est la devise dans le camp des riches.
 
 
Cette idée de refus de collaborer avec le système me paraît juste et essentielle. D'abord, comme principe d'hygiène sociale, car c'est au travers de pareille collaboration , de toutes ces « petites » collaborations, de toutes ces petites acceptations que le système tient et se perpétue. Ensuite, comme principe d'hygiène de vie, comme moyen de sauvegarder sa propre dignité... et ne pas arriver un jour à se dégoûter soi-même d'avoir tant servi un maître aussi odieux. Cela me semble le degré zéro de la dignité humaine et une manière simple, efficace et exemplaire de tisser le linceul de ce vieux monde menteur, racoleur et cacochyme.
 

Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane.
 

 
FÉVRIER 1945 – LA LORELEI
 
 
Le Rhin est un cimetière
Les ponts ne sont plus que décombres
L'Allemagne n'est que gravats.
La Lorelei est toujours là.
Mayence est en ruines.
Mayence n'est que ruines.
Sur un trottoir,
Un bouquet de fleurs sèches.
Un bouquet de fleurs se dessèche.
Dans un entonnoir.
« À Baris, tout le monde me brenait bour un Anglais »
Dit le Dr. K. , sorti vivant des feux du ciel.
À Paris, tout le monde le prenait pour un Anglais
Comique et démentiel.
 
JUIN 1945 – ACCORDÉONS ET HARMONICAS
 
 
Trossingen au bord du Danube
Est la ville de l'accordéon ;
Elle en gave le monde
De ses accordéons :
Deux cent mille par an
En temps de paix seulement
Et douze millions d'harmonicas.
Dans l'intervalle, l'usine est consacrée
Au matériel de précision et aux fusées.
L'accordéon et l'harmonica
Dans un mélange de cadavres et de flonflons
Mènent la danse des squelettes
Au carnaval pourri du quatrième Reich.
Dans un mélange de cadavres et de flonflons
Mènent la danse des squelettes
Au carnaval pourri du quatrième Reich.
 
JUIN 1945 – RÉMINISCENCES
 
 
Schörtsingen – réminiscences :
Au-dessus du plateau battu par les vents
Une baraque seule dans le temps
Deux crochets, une potence
Un camp de travail, quatre miradors
On sent rôder du fantôme et de la mort.
Une odeur compliquée, un remugle intense
Le grand massacre
Commença par une promenade
En septembre mil neuf cent quarante-quatre.
Il ne finit qu'en mars de l'année suivante.
Un à un, on sortit les cadavres du charnier
On en compta cinq cent cinquante.
Peut-être, y en a-t-il d'autres encore cachés.
À l'arrivée des Français, les fosses béaient
Un pendu ou deux perdaient la tête
Aux crochets de l'escarpolette.
Quarante SS les gardaient.
Et l'écho répondait têtu,
D'un glas lourd
Fera-t-on la quête à Oradour
Pour un monument au SS inconnu ?
 
 
AOÛT 1945 – BAVIÈRE - MADAME SCHMIDT
 
 
La plupart des vrais hitléristes
Dans un vif sentiment d'anti-naziste.
Ont jeté leur nerf de boeuf ;
La devanture est peinte à neuf.
Madame Schmidt dit :
Ils nous avaient promis
À deux mille marks en deux ans
Par mois, l'auto pour tous, en avant !
En 39 : changement de programme
L'auto, c'est pour la patrie.
En temps de guerre, vous comprenez, Madame
On donne tout à la patrie.
On n'a pas eu de voiture,
On n'a plus eu de patrie ;
L'argent est resté à la guerre ;
Il n'est jamais revenu.
Cette clique, cette charogne...
Ils nous ont bien eus.
Madame Schmidt dit :
Ils nous avaient promis...
Ils nous ont bien eus.
 
 
LUNEBOURG – OCTOBRE 1945 – AU TRIBUNAL : INTERROGATOIRES
 
 
Vous saviez qu'il était très mal de tuer ces femmes et ces enfants ?
Oui.
Et vous en tuiez tous les jours ?
Oh non, pas tous les jours !
 
 
Combien vos fours ont-ils fait de victimes ?
Je ne sais pas.
Combien de centaines de personnes avez-vous mises dans les camions du crématoire ?
Je ne sais pas.
Combien de milliers ?
Je ne sais pas...
Combien de millions...
 
 
LUNEBOURG – 4 OCTOBRE 1945 – LE PAYS DE L'OGRE
 
 
Au pays de l'Ogre
Là où il ne reste plus mie
Une harpe, un pupitre
À Lunebourg au bout de la nuit
Un oiseau devant le tribunal
Petit Poucet : « Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse. »
Petit Poucet de treize ans
L'avant-bras gauche tatoué en bleu infernal
D'un matricule modèle Auschwitz désespérant
Avait sauté du train juste à temps
Ils ont brûlés vifs tous les autres enfants.
L'Allemagne de l'Ogre
Était un conte de fées.
Peuplée de foules enthousiasmées
Saturée d'ombres et de ténèbres
 
 
LUNEBOURG – 5 OCTOBRE 1945 – LA FINE FLEUR
 
 
Comme à une noce du Douanier Rousseau.
Dos raide, œil de veau
Les accusés sur le banc
Comme à l'ordinaire, bien en rang
Oreilles décollées, asymétries faciales.
Infectés d'une supériorité raciale.
La fine fleur de la race aryenne.
Tous SS, tous de foi hitlérienne.
 
 
LUNEBOURG – 5 OCTOBRE 1945 – UN TÉMOIGNAGE
 
 
Témoignage véridique
L'accusé Schreiber, le premier du lot
Aimait le violon, la musique,
Sa maman et les petits oiseaux
 
 
LUNEBOURG – 8 OCTOBRE 1945 - KRAMER
 
 
Au début, Kramer faisait son jardin
Il commençait comme çà, tous les matins.
Kramer était un homme ordinaire
Un fonctionnaire... Soucieux de bien faire
Kramer était un homme d'ordre
Respectueux des ordres, soucieux du bon ordre
Il avait commencé sa carrière
En Alsace, à Natzweiler,
Il y avait construit une chambre à gaz : la première
À la fin, Kramer faisait toujours son jardin,
Kramer dirigeait à Belsen, un camp pour malades
Septante-deux mille malades, deux médecins
Une invasion de mourants en cascade
Des trains, des trains... à toutes les heures
Un océan de morts submergeaient les tueurs.
 
 
LUNEBOURG – 12 OCTOBRE 1945 - Vakuum im Kopfe
 
 
Pour la défense des SS, c'étaient des militaires
Des officiers, des soldats
Le procès est une erreur judiciaire
La Gestapo ne savait pas
Qu'elle arrêtait des condamnés
Le médecin ne savait pas
Pourquoi il sélectionnait les prisonniers
Le pourvoyeur du crématoire ne savait pas
Ce qu'on devient dans un four
Le chauffeur ne savait pas
Ce qu'il brûlait dans le même four.
Personne ne savait rien.
Pourtant, c'étaient tous des ex-hitlériens.
L'ignorance s'était emparée
Du pays d'Hitler et des Allemands
L'amnésie s'était installée.
Dans aucune nation, jamais auparavant
Cinq millions d'hommes n'étaient
Disparus si confidentiellement.
Vakuum im Kopfe
Vous reprendrez bien un café ?
Vakuum im Kopfe
Vous reprendrez bien un café ?