mercredi 22 octobre 2014

1900 - L'Été à Pékin

1900 - L'Été à Pékin

Canzone française – L'Été à Pékin – 1900 – Marco Valdo M.I. – 2010
Histoires d'Allemagne 1

An de Grass : 0

Au travers du kaléidoscope de Günter Grass. : « Mon Siècle » (Mein Jahrhundert, publié à Gottingen en 1999 – l'édition française au Seuil à Paris en 1999 également)et de ses traducteurs français : Claude Porcell et Bernard Lortholary.


Les Japonais coupaient leurs nattes et les décapitaient.
Sur la place Tienanmen soufflait
Indifférent, le vent du désert ;
Les nattes en tas arrêtaient les poussières.



Les mouvements historiques sont lents comme ceux des aïs et souvent souterrains. L'histoire est faite par une taupe... Sais-tu cela, Lucien l'âne mon ami, toi qui la fréquentes depuis si longtemps, l'histoire.

En effet, Marco Valdo M.I. mon ami, les gens se trompent qui n'en voient que le moment, qui ne perçoivent que les événements... C'est l'écume des temps... Et pourtant... quand on a parcouru l'histoire aussi longtemps que je l'ai fait, on s'aperçoit bien vite qu'elle est faite comme la mer... Qu'elle arrive par longues vagues, avec par en dessous des courants en sens divers et par au dessus cette écume des temps, cette écume des jours... Cette écume qu'on découvre chaque jour dans les journaux, dont on voit d'infimes parcelles sur les écrans... Mais où veux-tu en venir ?


Je veux en venir à ceci que si l'on examine les Histoires d'Allemagne, les deux premières, celles que j'avais tirées des Bananes de Koenigsberg d'Alexandre Vialatte – une sorte d'avant, pendant et après l'épidémie d'hitlérite, on constate qu'elles portent sur deux périodes : de 1922 à 1939 et l'autre partie, sur l'année 1945. Cette fois, j'envisage d'étendre ces Histoires d'Allemagne sur une période plus longue et plus significative d'un siècle de 1900 à 2000. Je vais le faire, cette fois, avec la complicité (bien involontaire, je le reconnais) de l’écrivain allemand Günter Grass.


Günter Grass, mais, mais... dit Lucien l'âne en ouvrant des yeux de pleine lune, voici un autre grand écrivain... J'en suis tout ébahi...

Je ne vois pas ce qui t'étonne, mon ami Lucien l'âne, car – ici même – j'avais déjà côtoyé (entre autres) Carlo Levi, Antonio Tabucchi, Ugo Dessy, Giuseppe Dessì... Cela dit, pour des Histoires d'Allemagne, après Alexandre Vialatte, écrivain français – certes, traducteur de Kafka – Günter Grass se révèle un témoin nécessaire. Et Grass a passé sa vie d'écrivain depuis au moins cinquante ans à raconter l'Allemagne.


Tu as aussi traduit Günter Grass... ?, dit Lucien l'âne.


Non, Lucien l'âne mon ami, je n'ai pas traduit Günter Grass, mais d'autres l'ont excellemment fait et de surcroît, Günter Grass est très attentif à ses traductions en français, lui qui vécut et écrivit longtemps à Paris (in tempore non suspecto). Et puis, dans le fond, tout dépend des traducteurs... Tu le sais bien puisque comme moi, tu traduis à longueur d'année. Donc, pour ce livre, son titre en français est « Mon Siècle » (Mein Jahrhundert, publié à Gottingen en 1999 – l'édition française au Seuil à Paris en 1999 également). Les traducteurs français sont Claude Porcell et Bernard Lortholary. Mais, de toute façon, le travail poétique que nous allons faire, la mise en chanson, nous éloigne au plus près du texte de départ. La chanson vit une sorte d'existence adjacente, elle participe de la même « pensée », mais dans un autre univers. Nous allons donc parcourir le siècle avec un kaléidoscope, sorti des mains du sculpteur, graveur, écrivain Günter Grass. Notre voyage comportera un certain nombre d'étapes, de stations, d'années... Je ne crois pas que nous les ferons toutes, les cent années ... Elles seront, en quelque sorte, une illustration – bien imparfaite, je le sais – de ce que proposait Günter Grass à ses lecteurs.


Tu as donc du pain sur la planche, comme on dit... Beaucoup même, il me semble. Maintenant, dit Lucien l'âne, que dit la première canzone de cette nouvelle série, de ce nouveau cycle de tes « Histoires d'Allemagne » ?


Cela dit, la canzone raconte l'intervention de l'Allemagne du Kaiser dans la Guerre des Boxeurs et spécialement la bataille de Pékin de 1900 – c'est l'année de référence, comme tu le vois, le début du siècle. La Guerre des Boxeurs est un moment important dans l'histoire de la Chine; c'est, pour elle, le début de la mondialisation, le moment d'un basculement qui mettra plus du siècle à ramener la Chine – pour le bien ou pour le mal, nul ne sait encore, dans le « concert des nations ». Ce qui s'est joué en 1900, c'est la fin de la Chine millénaire, telle qu'elle avait été pendant plusieurs milliers d'années, un monde replié sur lui-même. En fait, à ses yeux, qui étaient ceux de l'Empereur (en l'occurrence, l'Impératrice Tseu-Hi), la Chine était le monde, elle était la civilisation et le reste existait à peine. Quant à la présence militaire des Allemands en Chine, elle remonte à quelques années auparavant où prenant prétexte de l'assassinat de deux missionnaires, un corps expéditionnaire avait été envoyé en 1897. Mais les « 55 jours de Pékin » commenceront par l'assassinat du Baron von Ketteleer, représentant de l'Allemagne, le 20 juin 1900. Une véritable guerre alors s'engage entre les légations étrangères (Japon, Allemagne, Italie, Russie, Autriche-Hongrie, France, Grande-Bretagne, États-Unis) assiégées dans Pékin, d'un côté et l'Empire chinois et les Boxeurs, de l'autre. La puissance de feu des troupes étrangères fera la différence... Les troupes expéditionnaires allemandes essayèrent à cette occasion les nouveaux canons Krupp à tir rapide de 50 mm. Fin août, les légations sont libérées et va commencer une période de massacres sous le commandement du comte Alfred von Waldersee, qui fera appliquer l'ordre du Kaiser, tel qu'on le trouve dans la canzone :

« En avant pour la civilisation. Triple hourra !
Pas de quartier, pas de prisonniers.
Restait plus qu'à exécuter
On était là-bas pour ça, alors, on appliqua. ».

On tua les Boxers à la chaîne... On en décapita des milliers... Mais avant de décapiter, on coupait la natte... Et les nattes s'entassèrent sur la place Tienanmen... Pas de quartier... Il s'agissait de punir, il s'agissait aussi d'imposer la terreur.


On dirait, dit Lucien l'âne, un épisode de la Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux pauvres afin d'accroître leurs richesses, d'étendre leurs privilèges, d'imposer leur pouvoir...


C'en est un, mon ami Lucien l'âne. Complexe, certes, pas facile à déchiffrer... Mais c'en est un et il en annonce d'autres. Ainsi, par exemple, l'essai des canons Krupp annonce l'essai des bombardiers et des bombes à phosphore par la Luftwaffe de Hitler à Guernica, au Pays basque, trente-sept ans plus tard. Mais, c'en est assez pour ce premier épisode. Il y en aura d'autres.


Ainsi nous continuerons à tisser le linceul de ce vieux monde myope, autoritaire et cacochyme


Heureusement !


Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane


Moi, chaque année, je m'échange contre moi.
Comme il y avait toujours la guerre,
Nous autres, on se tenait à l'arrière
Pour nous envoyer nous battre contre les Chinois,
L'Empereur, casque d'acier à l'aigle,
Parla des Huns et d'Attila.
Un discours qui avait de la gueule :
En avant pour la civilisation. Triple hourra !
Pas de quartier, pas de prisonniers.
Restait plus qu'à exécuter ;
On était là-bas pour ça, alors, on appliqua.
Les Boxers détestaient les étrangers,
C'est pourquoi on a dû les fusiller.
Les Japonais coupaient leurs nattes et les décapitaient.
Sur la place Tienanmen soufflait
Indifférent, le vent du désert ;

Les nattes en tas arrêtaient les poussières.

1901 – Else du Mont des Oliviers

1901 – Else du Mont des Oliviers


Canzone française – Else du Mont des Oliviers – Marco Valdo M.I. – 2013
Histoires d'Allemagne 2
An de Grass 1

Au travers du kaléidoscope de Günter Grass : « Mon Siècle » (Mein Jahrhundert, publié à Göttingen en 1999 – l'édition française au Seuil à Paris en 1999 également) et de ses traducteurs français : Claude Porcell et Bernard Lortholary.




Else du Mont des Oliviers




Cette Histoire d'Allemagne n'est pas à sa place chronologique ; d'ailleurs, elle n'est pas la seule. Et ceci tient au fait que mon inexpérience et mon ignorance des débuts se sont progressivement estompées au fur et à mesure que j'actionnais le kaléidoscope de Günter Grass et que je découvrais les Histoires d'Allemagne. J'en ai appris des choses et j'en ai croisé des narrateurs et des narratrices. En voici une encore... Et comme je te l'ai dit, j'aurais dû la faire paraître bien plus tôt... Mais avec elle – je veux dire Else Lasker-Schüler, il y a de quoi s'y perdre dans les méandres des calendriers. Car la chose est sûre et éclatante, cette femme est un phénomène, à elle seule, un personnage des plus surprenants. Née il y a presque cent cinquante ans le long de la Wupper, ce qui en soi n'est pas un exploit, certes, l'enfant prodige qu'elle fut grandit à Wuppertal – la chose a son importance, vu que la canzone a comme un de ses points de repère, l'inauguration du train suspendu de Wuppertal en 1901.

« À la naissance du monstre de la Wupper
Quand le dragon courut sur le fer
Dans les fracas du tonnerre ».

Else Lasker-Schüler fit sa renommée comme poétesse dès le début du siècle ; elle dut fuir l'Allemagne dès avril 1933 et elle finit sa vie en Palestine au début 1945. C'est elle qui envoie des cartes postales de Jérusalem à un de ses anciens amants, le poète Gottfried Benn, qui réside à ce moment, croit-elle, dans ce qui reste de Berlin ; elles ne le joindront jamais.


C'est assez étrange, je trouve, ce nom d'« Else du Mont des Oliviers » que tu lui as donné...


Mais, Lucien l'âne mon ami, c'est tout simplement là qu'elle est enterrée et, là qu'elle se trouve après avoir franchi la Wupper, alias le Styx des anciens. Par parenthèse, son premier recueil de poésie est précisément intitulé « Styx ». Mais pour en revenir à la canzone, je te signale que le serment auquel il est fait allusion est doublement significatif, amphibologique, en quelque sorte, puisqu'il s'agit venant de ce Doktor Benn, lui-même poète allemand renommé, en raison même du fait qu'il a signé le Gelöbnis treuester Gefolgschaft – serment de très fidèle obédience au führer – dès mai 1933, a ipso facto rompu l'amoureux serment. En clair, Benn en devenant nazi trahit en même temps son amie juive déjà exilée...


Et cette histoire de barbichette ? De quoi s'agit-il ? Que vient-elle faire là ? Car moi, je la connais bien cette comptine..., dit Lucien l'âne en la fredonnant.

Je te tiens,
Tu me tiens
Par la barbichette
Le premier qui rira
Aura une tapette
Au bout de trois
Un, deux, trois.


Mais, Lucien l'âne mon ami, c'est tout simple. C'est en effet une vieille comptine enfantine française (et tu sais combien j'aime les comptines et surtout aussi, combien les comptines ou d'autres chansons qui me trottent en tête me sont de précieux auxiliaires et m'aident à trouver un rythme, une manière d'amorcer... Bref, elles mettent en branle mon imagination), et c'en est le texte d'origine, mais tu vois bien qu'elle est précédée d'un distique que tu n'as pas chanté :

« Celui qui cherche trouvera
Celui qui trouve rira. »
Il s'agit de savoir qui rira le dernier... Maintenant les cartes postales de Jérusalem viennent après bien longtemps et même si elles avaient retrouvé leur destinataire dans les ruines du nazisme, bien longtemps aussi après la séparation et la trahison, elles l'auraient – et c'était leur but – mis face à sa conscience, elles l'auraient mis en accusation face à lui-même.


Mais, dit Lucien l'âne en redressant ses oreilles pour attirer l'attention, celui qu'on met ainsi face à son propre arbitre, face à sa « décence commune », s'il a vraiment trahi, s'il a donc eu une attitude indécente, que peut-il bien avoir à faire de ce rappel des faits et de cette interpellation... Il ne faut pas en attendre quelque regret, quelqu'embarras que ce soit... Un escroc, un tricheur, un menteur, un traître ne peut exister s'il s'arrête à des considérations éthiques ou morales.


Tu as raison, Lucien l'âne mon ami, il peut s'en taper complètement, il peut même réfuter les faits qu'il a vécus et même, contre l'évidence de sa propre mémoire, il peut aussi réécrire l'histoire. Mais le but n'est pas qu'il s'amende, ni même de l'effrayer... En fait, cela n'a aucune importance ; en fait, il n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est que cela soit dit et qu'il sache que cela est dit, finalement, là aussi, peu importe. Et dans le cas qui nous occupe, que cela soit dit pour l'éternité. Je te précise qu'Else envoie ces cartes en 1945 et qu'elle meurt le 22 janvier de cette année-là. Donc, Else, juste avant d'aller se réfugier dans le Mont des Oliviers, de devenir Else du Mont des Oliviers, envoie les trois cartes au Doktor Benn. C'est en quelque sorte, le mot de la fin ; sans doute, voulait-elle avoir le dernier mot. J'arrête ici, sinon le rébus ne sera plus un rébus et la canzone perdra de son mystère et de sa capacité à faire gambader l'esprit.


Ainsi donc, nous n'irons pas plus loin et je chercherai à élucider ce qui est caché. En attendant, il nous faut reprendre notre tâche qui est de tisser le linceul de ce vieux monde empli de trahisons, de fureurs, de terreurs et de bruits et décidément, cacochyme.



Heureusement !



Ainsi Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane



Un, deux, trois
Celui qui cherche trouvera
Celui qui trouve rira
Je te tiens,
Tu me tiens
Par la barbichette
Le premier qui rira
Aura une tapette
Au bout de trois
Un, deux, trois.

Une, deux, trois
Moi, Else du Mont des Oliviers
Trois cartes j'envoie
Un ensemble bien ficelé
Saint Sépulcre, Mosquée et Lamentations
En 1945, de Jérusalem
À Berlin, au Docteur Benn
Dans les décombres et lamentations
Elles ne le trouvent pas
Le Docteur Benn n'est plus là
Plus tard, il mourra

Un, deux, trois
Celui qui cherche trouvera
Celui qui trouve rira
Je te tiens,
Tu me tiens
Par la barbichette
Le premier qui rira
Aura une tapette
Au bout de trois
Un, deux, trois.

Tu as signé le serment
Tu m'as trahie,
Moi, ton Else, ta grande amie
Ah ! Tu m'aimais si délicieusement
À la naissance du monstre de la Wupper
Quand le dragon courut sur le fer
Dans les fracas du tonnerre
Écoute mon piano bleu désespéré
Ce cygne noir sur la Wupper vient te chercher

Un, deux, trois
Celui qui cherche trouvera
Celui qui trouve rira
Je te tiens,
Tu me tiens
Par la barbichette
Le premier qui rira
Aura une tapette
Au bout de trois
Un, deux, trois.

Quand même, tu n'aurais pas dû
Oh ! Spécialiste des maladies vénériennes
T'acoquiner aux gloires hitlériennes
Ces gens-là t'ont fait cocu
Comme ensuite, tu l'as vu
Ah, Aimé de Dieu et de ton Else in illo tempore
Ah, Gottfried, viens m'embrasser !
Ah ! Je t'attends ! Mon Giselher !
De l'autre côté de la noire Wupper.

Un, deux, trois
Celui qui cherche trouvera
Celui qui trouve rira
Je te tiens,
Tu me tiens
Par la barbichette
Le premier qui rira
Aura une tapette
Au bout de trois

Un, deux, trois.