La
Lorelei et le Svastika
Canzone
française – Histoires d'Allemagne – Marco Valdo M.I. – 2010
Histoires
d'Allemagne Vialatterie I.
Telle est la question.
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On
fait parfois des choses sans trop savoir pourquoi. C'est un peu le
rythme du pas du poète, de celui qui fait, de celui qu'un
bouillonnement intérieur pousse à conter des histoires, à inventer
des chansons. Par exemple, je ne sais trop si ce que j'ai fait a sa
place ici...
Je
me demande bien pourquoi donc tu me dis cela, Marco Valdo M.I. mon
ami. Qu'as-tu bien pu inventer qui te tracasse à ce point ?... Car
je le vois bien, cela te tracasse.
En
effet, cela me tracasse. Tu l'as bien senti, mon ami Lucien l'âne.
Mais il est vrai que tu es mon ami et que tu es un âne sensible. Ce
que j'ai inventé, ce qui m'est passé par la tête, puis que j'ai
fait, c'est une sorte de chanson de geste, une sorte d'opera secco,
une étrange fresque qui, à sa manière, recrée un voyage dans
l'Allemagne d'avant 1939... Je devrais dire pour être exact d'après
1918 et d'avant 1939. Bref, un monde un peu oublié, un monde étrange
qui a débouché sur le délire du Reich de Mille Ans. Tout comme
Rome, Berlin ne s'est pas faite en un jour. Même si elle s'est
défaite en peu de temps, mais de cela nous ne parlerons pas. Comment
te dire, Lucien l'âne perspicace, je ne sais pas le pourquoi de
cette création qui s'est imposée, comme toutes les canzones. Tout
ce que j'en sais, c'est qu'elle frappait à la porte avec insistance.
Alors,
si la muse insistait à ce point, tu as bien fait d'ouvrir et
d'écouter son conseil. Mais explique-moi un peu d'où et comment...
D'où,
d'abord. Cette canzone d'un genre étrange m'a été inspirée par un
de mes pères, disons littéraire, ainsi qu'il apparaît dans ma
biographie, que je te cite ici. Il y est très exactement dit ceci :
"Marco Valdo M.I. est une créature littéraire, c'est un
hétéronyme. Il est né des œuvres de Carlo Levi et Italo Calvino.
Il a comme parrains : dans la branche anglaise, Laurence Sterne, qui
faillit être archevêque d'York, dans un pays où on est prêtre ou
évêque ou archevêque de père en fils, dans la branche d'Europe
centrale, Joseph Roth et Franz Kafka, du côté espagnol, on le dit
parent de Cervantès, en Lusitanie, de José Saramago, dans
l'Antiquité, on lui trouve des ascendances du côté de Madaure avec
Apulée et enfin, Alexandre Vialatte pour la branche française."
Je dirais un certain Alexandre Vialatte. Ce dernier a écrit mille
choses, un paquet gigantesque de chroniques... Connue sous le titre
étonnant de "Chroniques de la Montagne". Et parmi tout
cela, les « Bananes de Königsberg » qui sont elles-mêmes
l'origine de la chanson du jour.
Voilà
pour le d'où. Mais dis-moi, parle-moi un peu du comment.
J'y
viens, j'y viens. Mais d'abord, si tu le veux bien, écartons la
question rituelle de la musique... Je rappelle que Ramuz avait écrit
l'Histoire du Soldat avant que de connaître le destin musical que
Stravinski
lui réserverait. Comme je l'ai déjà dit, le texte est fait, les
musiciens sont en retard. Sans doute, y a-t-il du brouillard.
Maintenant, le comment, comment dire ? C'est une sorte de film, de
journal, une suite comme il y en a en musique, une suite de tableaux,
qui quand on considère l'ensemble donne une vision kaléidoscopique
de l'Allemagne de ce temps trouble. Maintenant pour l'urgence de cet
opus, de cette œuvre – car je ne peux m'empêcher de la considérer
comme telle, comme le travail d'un peintre ou d'un musicien, comme
une élaboration matérielle, je ne sais trop en donner de raison.
Peut-être comme un air dans l'air, une nécessité autonome... Au
fait, Cassandre savait-elle le pourquoi de ses récits ? C'est un peu
comme regarder avec les yeux de l'aède aveugle l'avènement de ce
qui fut ... Une des pires histoires de l'Histoire de l'humaine
nation. Un des moments les plus pathétiques et les plus meurtriers
de la Guerre
de Cent Mille Ans. Peut-être est-ce un regard aigu sur ce ventre
d'où a surgi la bête immonde, sur un des ventres qui accoucha d'une
bête immonde, car nul n'ignore qu'il y en eut d'autres et qu'il y en
a encore... et sur le comment elle a surgi, comment elle a grandi...
et en filigrane, sans doute, une histoire d'aujourd'hui, une histoire
d'aujourd'hui où il est question de ventre et de bête. Et c'est
bien le plus effrayant.
Ceci,
vois-tu Marco Valdo M.I., me renforce dans cette impérieuse
nécessité que je ressens de tisser le linceul de ce vieux monde
phytérotique, suicidaire et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I. et Lucien Lane
BAVIÈRE,
MAI 1919 – LE BROUILLARD OPALIN
Conseils
ouvriers en Bavière
Cinquante-trois
prisonniers russes libérés
Contre-révolution
en Bavière
Cinquante-trois
prisonniers russes arrêtés
À
Graefelfing, conseil de guerre
Le
2 mai 1919, cinq heures et demie, l'aurore noire
On
mène les prisonniers à l'abattoir
Les
femmes et les enfants du village pleurent
Dix
salves dans les sables de la carrière
À
la mitrailleuse, cinq ou sept par paquets
Agonie
dans le brouillard opalin du petit matin
Charles
Gareis, député, révèle les faits
On
le retrouve mort un autre petit matin.
MAYENCE,
MARS 1922 – KONSIDÉRABLES DOKTEURS
Le
Rhin est vert
La
cathédrale est rouge
La
tour en briques sombres
De
sympathiques vicaires
Dans
les villages
Offrent
des cigares
Une
Lorelei traverse la salle
Analyse
ou Ingebeur
Une
dizaine de Konsidérables Dokteurs
Tout
cela est kolossal.
MAYENCE,
AVRIL 1922 – LE SENS CACHÉ
Dans
les gares
On
délivre des passeports pour la Sarre
Le
mark augmente
Il
y a des routes plates
Des
sillons lancent des lièvres
Tout
ça procure
De
bien douces satisfactions
Un
philosophe allemand découvre
Un
sens caché dans sa réflexion.
MAYENCE,
JUIN 1922 - SOUVENIRS
Les
fils de l'Afrique
Sur
les quais du Rhin
Silhouettes
kakis
Gueules
noires
Fez
rouge sur l'eau verte
Le
vin « froid » du Rhin
Les
univers incontrôlables
Sont
inoubliables.
Les
souvenirs tranchent sur la vie courante.
MAYENCE,
NOVEMBRE 1922 – LES SURHOMMES
Retrouver
la campagne
Des
soirs d'octobre
Un
peu de brouillard,
Un
peu d'air froid
Des
prés un peu blancs
Mais
quelle sagesse y loger ?
Il
y a les rives du Rhin,
La
Lorelei et la cathédrale
Des
typographes au teint blanc
Marchent
la nuit sur les toits.
Rheinstrasse
Par
la fenêtre
Trois
toits d'ardoise
Un
clocher d'église
Un
ciel gris
Des
brasseries pareilles à des cathédrales
Des
villas pareilles à des châteaux forts
Des
briquets pareils à des revolvers
Des
policiers semblables à des amiraux,
Pays
de surhommes.
Je
rêve, je rêve d'un pays
Un
pays... Un pays où
Les
désespoirs d'amour ne donnent pas faim
Un
pays où
Les
tailleurs n'ont jamais fabriqué la culotte d'un roi
Les
pâtissiers cuit le biscuit de l'empereur,
Un
pays où
Les
poètes ne soient pas inspirés des dieux
Les
réputations ne soient pas mondiales
Les
renommées ne soient pas cosmiques
Un
pays où
L'on
n'attende pas le messie.
Tout
cela ouvre des abîmes mélancoliques.
Sous
un soleil catastrophal
Trouve-t-on
dans la maigreur des paysans
Le
contrepoison aux chaleurs bestiales ?
Quelle
attitude adopter au milieu d'un tel chaos ?
MAYENCE
1923 – LA RACE PURE
Époque
multicolore où des prophètes et des névropathes
Naissent
dans les rues mélancoliques des grandes villes
Devant
un décor bariolé d'oranges et de tomates
Phantasmes
nocturnes en marge des états-civils ,
Ils
surgissent de la désolation des temps
Comme
au lendemain des guerres surgissent les mendiants.
C'est
la grande faillite de la couleur locale
La
planète vidée de ses mystères
Par
un trust d'industriels international
Prend
des allures de planisphère.
Les
demi-mondaines interlopes aux yeux cerclés
Sont
prises brusquement d'un grand besoin de simplicité
Demain,
les bars serviront de la soupe aux choux
Elles
sentent aux tremblements de leurs genoux
Venir
des temps plus durs
Elles
découvrent le prix de la race pure.
MAYENCE
1924 – HERMAN HESSE
Les
poètes ressemblent aux oiseaux
Les
forgerons ont le cheveu farouche,
La
jambe longue, les sourcils loyaux
Le
front juste et un entêtement louche
Le
poète échange avec la nature
Des
signes sans bavures
Des
réflexions sans répliques
Il
fait de l'œil aux étoiles
Comme
les grands voiles
Il
chante avec les vents
Il
interpelle les nuages
Il
songe sur les plages
Il
parle avec le temps
MUNICH
1925 – SUR LA PORTE DES CAFÉS
À
Munich, en 25, svastika sur la porte de cafés
« Interdit
aux Juifs, aux nègres, aux Belges et aux Français ».
BERLIN,
AVRIL 1925 – VAINQUEURS DE LA PROCHAINE
La
misère côtoie les millions illicites.
Chère
Mademoiselle,
Votre
petit camarade de classe se permet, à l'occasion de son élection à
la Présidence du Reich, de se rappeler à votre bon souvenir. Je
tends la main à tous les vrais nationalistes, je désire la paix et
j'espère bien que nous serons vainqueurs de la prochaine guerre.
Veuillez
agréer, Chère Mademoiselle, l'expression de mes sentiments les plus
cordiaux
von
Hindenburg
BERLIN
– OCTOBRE 1925 – LES « LANSQUENETS »
Les
lansquenets aimables jeunes gens
Un
peu assassins, pleins de racisme.
Se
distinguent par leur antisémitisme
Leur
violence et leur besoin d'argent.
Ils
finissent au coin d'un bois au petit matin
Dans
une tombe mal recouverte, sans horizon
Un
génie étrange les pousse à ces jeux malsains
À
l'auberge des mauvais garçons
Conspiration,
guerre civile, saccages
Incendies,
meurtres et pillages.
La
Sainte Vehme exécutait.
Bref,
la Gestapo s'annonçait.
MAYENCE
, DÉCEMBRE 1926 - DÉFENSE DE SE SUCIDER
Près
de Grosshesselohe, le pont sur l'Isar
S'appelle
« Le Pont des Suicidés »
Trente
mètres de haut, un tremplin
Son
passé est tragique.
On
a posé un grillage
Et
une pancarte :
« Défense
absolue de se suicider »
MAYENCE,
MARS 1927 – SUICIDE ET SPORT
Le
service de douze ans dans la Reichswehr
A
une grosse influence sur le développement
Du
suicide et du sport
Activités
nécessaires pour abréger
La
vie de la caserne.
MAYENCE,
PANOPTIKUM, MAI 1927
Sur
un bateau chargé de bière et de bruit
Des
chœurs d'hommes secouent la nuit
Le
bateau des clubs allemands
Les
bannières flottent au vent.
Qu'il
est beau d'avoir un drapeau
Qu'il
est doux d'avoir un drapeau
Qu'il
est digne d'avoir un drapeau
Sur
« La Mort Blanche »
Un
chaland voilé de noir
Les
sociétés secrètes
Pavillons
de croix gammées
Et
têtes de mort
Les
Casques d'Acier au garde-à-vous
Windmantel
vert et canne
Juges
en cagoule
Le
Conseil de guerre condamne
À
mort
Un
engagé de quinze ans.
DARMSTADT,
CIMETIÈRES, SEPTEMBRE 1929
À
Darmstadt
Dans
le cimetière de la forêt
Des
lapins sauvages sautent les allées
Dérapent
dans le sable
Et
se perdent dans l'herbe.
Les
roses trémières flambent
Des
rideaux de buis noirs
Brodés
de croix blanches
Sur
un ciel d'émail
En
demi-cercles sur les gradins
Sépultures
des soldats allemands
En
rangs serrés, horizontaux
Les
mains jointes, disciplinés
Ils
dorment dans une gloire symétrique.
Les
mouches bourdonnent autour des fleurs.
À
Darmstadt, un jardin dévasté,
Le
cimetière des morts en captivité
Quelques
croix pauvres et pathétiques
Italiens
sous terre comme des médailles antiques
Russes
morts à l'hôpital diphtériques
Des
Français, rapatriés, il reste pourtant
Les
noms dans la pierre du monument.
Deux
cent cinquante noms inemployables en allemand
Mazure,
Tirel, Receveur,
Dupuis, Roques, Durant
Visages
de réservistes avec ce sourire
Sûrs
de ne plus revenir.
C'était
une époque mortelle pour les garçons de vingt-cinq ans.
BERLIN
– 1933 – SVASTIKA
L'Allemagne
est gonflée de mythes
Comme
l'énorme Zeppelin
Dans
le ciel du matin
Un
fétiche définitif s'invite
Svastika
des hindous exotiques
Emblème
à la frivolité décorative
Portée
par ce vent phytérotique
À
d'aberrantes dérives
Svastika
des hitlériens
Aimant
de limaille mythologique
Symbole
de la grandeur de l'Aryen.
Rassembleur
nationalsocialiste
C'est
la croix gammée
Moulin
à vent aux ailes pliées
Il
a déjà broyé du Juif et du communiste.
BERLIN
– 1935 – NOUS EN SOMMES LÀ.
Berlin,
immense autel à la louange du Führer
Librairies
dédiées au dieu et à ses saints
On
s'aborde, on se quitte en saluant Hitler
Caserne
et librairie : Berlin.
Flamboient
les réclames, tournent les rotatives
Mugissent
les radios, s'élancent les invectives
On
ne naît, on ne meurt que pour Hitler.
Tout
se mesure à la vertu guerrière
Berlin
: Sparte dans un hall de banque
De
noirs SS montent la garde
Des
gens défilent bottés jusqu'aux épaules
La
nuit, une auto, dans les phares
Une
section de chemises brunes répète dans le noir
Tous
portent le poignard
Croix
gammée – Noir, blanc, rouge.
Photos
militaires : tout pour le muscle !
Prestige
du bain d'acier.
Suspicion
sur l'étranger
L'Allemagne
prend du fer
On
parle bas, complot, atmosphère
L'Allemagne
veut-elle la paix ? Souhaite-t-elle la guerre ?
Il
est possible qu'elle soit sincère.
En
attendant, voilà
Nous
en sommes là.
BERLIN
1936 – UNE VILLE DE GARNISON
Berlin
réduite moralement aux proportions
D'une
ville de garnison
Sa
cuirasse l'étouffe, les arts dépérissent
L'assassinat
est un monopole de la police.
À
Berlin, provinciale et féerique
Le
crime se spécialise dans l'exécution politique
La
plaisanterie est punie des travaux forcés
Un
peintre de cartes postales apprend aux hommes à hurler
Le
grand Aryen blond est majoritairement petit, brun et frisé.
Il
lève le bras comme le chien lève la patte.
À
tous moments, partout, dans les parcs, dans les rues
Telle
est la question.