1912 - La
Havel était lasse
Canzone
française – La Havel était lasse – 1912 – Marco Valdo M.I. –
2011
Histoires
d'Allemagne 13
An
de Grass : 12
Au
travers du kaléidoscope de Günter Grass. : « Mon Siècle »
(Mein Jahrhundert, publié à Göttingen en 1999 – l'édition
française au Seuil à Paris en 1999 également) et de ses
traducteurs français : Claude Porcell et Bernard Lortholary.
La Havel était lasse |
Ah,
Lucien l'âne mon ami, tu sais comme sont les poètes. En hiver, dès
que tombe une bonne neige, ils redeviennent des enfants. Ils se
lancent des boules, ils font des bonshommes, ils se roulent dans la
poudre blanche, ils s'élancent joyeux sur les patinoires. Les poètes
sont gens euphoriques qui se baladent sur les étangs, les lacs, les
canaux, les rivières et les fleuves gelés à la recherche d'un
trou noir. Et ils plongent soudain dans cet entonnoir à la
recherche d'on ne sait quoi. D'un songe, d'un fantôme, d'une Ophélie
?
Brrr,
dit Lucien l'âne, tu m'en contes là, Marco Valdo M.I. mon ami. J'en
ai, regarde, le dos tout hérissé. Que peuvent-ils bien aller
chercher de l’autre côté de ce miroir ? Ont-ils vu un autre monde
où fuir ? Souviens-toi de celui qui disait déjà : « Fuir, là-bas
fuir... ». Ont-ils vu le destin de leur monde et fui ? Ou l'une et
l’autre de ces visions en même temps.
Assurément,
les temps étaient déjà déraisonnables... Ils le sont encore
aujourd'hui. Assurément, les poètes, ces poètes-là, ceux de la
canzone, singulièrement : « Heym, Trakl et d'autres espoirs » sont
gens hypersensibles. Ces poètes-là avaient pris l'habitude de
mourir très jeunes. Ils avaient un peu d'avance sur leurs
contemporains, qui les suivront en masse quelques années plus tard.
Les uns, hirondelles d'un épouvantable printemps, prédisaient de
grands massacres, les autres, les exécutèrent et les subirent tout
à la fois. L’Europe couvait l’œuf noir de la guerre. Te
souvient-il, Lucien l'âne mon ami, qu'Arthur Rimbaud disait un peu
avant eux : « Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. ...
viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les
horizons où l'autre s'est affaissé ! » Rimbaud parlait juste après
la guerre d'avant. Il avait vu les massacres, il connaissait les
noirs corbeaux délicieux... Je me rends compte que cette chanson
d'Arthur Rimbaud, que tu as sans doute reconnue : Les Corbeaux que
chante Léo Ferré, n'est pas reprise dans les CCG, ce qui est
aberrant... Je m'en vais réparer cet oubli. Immédiatement. Plus
antimilitariste, plus antiguerre que cette chanson, à mon avis, il y
en a peu. Et cette injonction terrible : « Laissez les fauvettes de
mai... »
Comme
je vois, tu es aussi hanté qu'eux, mon pauvre Marco Valdo M.I.,
mordu au sang par la poésie... Elle ne t'abandonnera jamais cette
fille-là. N'est-ce pas elle, de l'autre côté du miroir, elle qui
les appelait ces jeunes hommes pour les préserver du désastre dans
ses bras ? Ce serait beau si c'était l'ultime vérité, si la
poésie berçait le monde, si l'on avait la chanson bien douce comme
avenir de l'humaine nation. Mais leur monde – ce monde de la Guerre
de Cent Mille Ans que les riches font idiotement aux pauvres pour
accroître leurs richesses, renforcer leurs pouvoirs, gonfler leurs
privilèges – est tellement peu sensible, tellement préoccupé de
sa force, des possessions et de sa vitesse qu'il en a oublié la vie
elle-même qui n'est qu'un temps vide à embellir de quelques
sérénades, de quelques fragments d'amours et d'amitiés. Leur monde
n'a pas compris qu'efficacité, rendement, vitesse étaient déjà la
mort en action. C'est pourquoi, Marco Valdo M.I., toi et moi qui
voulons vivre et tous ceux qui veulent vivre, doivent résister à
leurs dérives mortifères, maintenant et toujours (Ora e sempre :
Resistenza !), refuser de collaborer à l'autodestruction de l'espèce
et des espèces, et tisser le plus tranquillement du monde, mais
obstinément, le linceul de ce vieux monde fanfaron, productif et
cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo M.I et Lucien Lane.
Au
« neue Klub » (Nouveau Club) Kleiststrasse à Berlin
Dans
le casino Nollendorf se réunissaient des écrivains
Heym,
Trakl et d'autres espoirs
Ces
jeunes gens un peu désespérés, tous les mercredis soirs
Annonçaient
de prochaines exterminations
Et
contaient les corps massacrés par millions.
« Innombrables
déjà les corps gisant dans les roseaux
Que
recouvrent de blanc les funèbres oiseaux... »
À
la mi-janvier, il gelait tellement.
L'eau
s'était muée en patinoire.
La
Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La
Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.
Dans
leurs poésies fracassantes,
Les
vers défilaient en colonnes rugissantes.
La
Havel sous son manteau depuis des semaines,
Lasse,
attendait ses proies humaines.
Des
semaines que la Havel gèle,
Des
semaines que son dos blanc nous révèle
La
noirceur de l'hiver et ses jeux exaltants.
Sur
elle, ils glissaient comme des enfants.
À
la mi-janvier, il gelait tellement,
L'eau
s'était muée en patinoire.
La
Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La
Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.
Heym
aimait le blanc, surtout le blanc,
Et
dans sa poésie, aimait aussi le noir.
Ils
partirent à deux, toujours glissant,
Sûrs
d'eux, se perdre dans un étrange entonnoir.
Sur
la glace, on retrouva la canne de Heym et ses gants,
Heym
et ses patins, comme un fœtus, le visage grimaçant.
Sous
la glace, un pêcheur repéra Balcke, souriant et serein
Ainsi,
le jour éternel (Der ewige Tag) advînt.
À
la mi-janvier, il gelait tellement,
L'eau
s'était muée en patinoire.
La
Havel rêvait d'un chevalier blanc ;
La
Havel que terrorisaient des chevaliers noirs.
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