1935
- L'Autoroute des Teutons
Canzone
française – L'Autoroute des Teutons – 1935 – Marco Valdo M.I.
– 2011
Histoires
d'Allemagne 36
An
de Grass : 35
Au
travers du kaléidoscope de Günter Grass. : « Mon Siècle »
(Mein Jahrhundert, publié à Göttingen en 1999 – l'édition
française au Seuil à Paris en 1999 également) et de ses
traducteurs français : Claude Porcell et Bernard Lortholary.
En tête, sous la grêle, sous la pluie,
Dans la Mercedes noire, le Führer triomphant
|
Sache
donc, mon cher Lucien, que l'autoroute est, dans la mythologie nazie,
un des sept travaux de l'Hercule fürher, un des plus hauts faits
d'Adolf le bâtisseur du Reich de Mille Ans. Çà lui donnait une
forme de visionnaire, d'inventeur, de précurseur, de constructeur
d'un État moderne.
Oui,
en effet, j'en ai souvent entendu parler dans ce sens.
Et
bien, Lucien l'âne mon ami, tu pourras aisément détromper tes
interlocuteurs. Si l'autoroute dont on parle ici – en fait, un
tronçon d'autoroute entre Francfort et Darmstadt est bien le premier
inauguré par le Führer, il arrive avec plus de dix ans de retard
sur celui qui relie Milan aux lacs – environ 80 kilomètres. La
conception et le développement d'une autoroute prend des années
depuis le moment où on imagine d'en créer une. Dès lors, tant pour
le tronçon italien que pour le tronçon allemand, la conception,
l'imagination fut bien antérieure. En Allemagne, l'Avus (Automobile
Verkehrs und Ubungs Strasse) date du début du siècle et l'idée
d'autoroute est apparue en 1909. Quant à la première réalisation,
elle date de 1921 et déjà, c'était une autoroute à péage. Elle
ne faisait que 10 kilomètres... Donc, pour cette inauguration
d'autoroute (soi-disant le premier d'Allemagne – mais nous savons
que c'est faux...) en 1935, on ne saurait parler de précurseur ou
d'idée novatrice... Encore un morceau du mythe qui s'effondre.
Surtout, regarde Lucien la manière dont les choses se sont faites
entre Francfort et Darmstadt – c'étaient des travaux forcés. Et
puis, ces autoroutes en béton, pourquoi ? C'étaient déjà des
préparatifs de guerre. Il fallait permettre le déplacement des
colonnes de camions, de transports de troupes, de chars...
Oui,
je vois bien que là aussi, comme pour le train du Nord, pour le
chemin de fer transaméricain, pour le canal de Panama ou pour le
transsibérien ou pour le
tunnel du Simplon... Tous ces hommes sacrifiés, victimes de
conditions de travail épouvantables... Engagés – de force –
dans un système où la seule liberté qui reste finalement, c'est la
mort. « Arbeit macht frei » est une sentence sinistre. Encore un
épisode de cette Guerre de Cent Mille Ans que les riches font aux
pauvres pour les écraser plus encore, pour les réduire à rien ou
presque rien, pour les exploiter au maximum (c'est çà la
rentabilité...), pour faire du profit... Plus je l'examine, plus j'y
pense, plus je vois l'aventure des hommes, plus je me dis qu'il faut
envers et contre tout tisser le linceul de ce vieux monde avare,
aride, abject et cacochyme.
Heureusement !
Ainsi
Parlaient Marco Valdo et Lucien Lane.
Sur le chantier, par milliers, les ouvriers passaient
Leur stock était inépuisable... Peu importe, s'ils mourraient
|
P.S. :
Juste quelques mots à propos du narrateur, qui manifestement n'est
pas un fanatique du régime ; on le sent tout au long de son
monologue dans lequel il dénonce violemment le régime et la façon
dont ce dernier traite les travailleurs. Et la description de la
cérémonie d'inauguration sous la grêle et les averses par le
Führer en personne de cette autoroute des Teutons est hallucinante
d'ironie. Hitler en leveur de bras automatique est proprement
surréaliste. Pour situer notre narrateur, le seul point de référence
dont on dispose est le premier vers : « Papa et
moi, on était tous deux de la Teutonia ». Il ne reste plus
qu'à retrouver cette Teutonia, qui devait bien être une
association. Mais laquelle ? En creusant, j'ai fini par
trouver, c'était la loge maçonnique de Postdam. En effet, une
loge maçonnique de Postdam portait ce nom de Teutonia ("Teutonia
zur Weisheit" – Weisheit étant la sagesse) ; elle fut
dissoute le 15 juillet 1935.
Elle
fut reconstituée en 1991.
Kontakt
Johannisloge
"Teutonia zur Weisheit"
Kurfürstenstraße 52
14467 Potsdam.
Kurfürstenstraße 52
14467 Potsdam.
De tout ce qui précède, Lucien l'âne mon ami, tu comprendras que ces trois médecins (le narrateur, son père et le docteur Brösing) étaient des francs-maçons et des ennemis du national-socialisme. Il me paraît quand même utile de préciser que parmi les francs-maçons allemands, il y eut très peu d'ennemis du régime et moins encore qui le combattirent et entrèrent en résistance. Ce narrateur, son père et le docteur Brösing faisaient partie de cette minorité anti-nazie.
Papa
et moi, on était tous deux de la Teutonia
Lui,
il y était depuis plus longtemps que moi
Ainsi,
on était des Teutons tous les deux
Médecins
de père en fils, on ne peut mieux.
On
m'avait adjoint au Docteur Brösing, un autre Teuton
Au
service médical des autoroutes en béton.
Par
milliers les ex-chômeurs devaient y travailler
Aux
autoroutes : bouffe merdique, salaire de famine.
Ils
y perdaient la santé à tant pelleter.
Le
Docteur Brösing et moi, on distillait de la médecine.
Pendant
que l'autoroute Francfort-Darmstadt filait tout droit
« Arbeit
macht frei » dans un lager à ciel ouvert
Tout
à la main, tout à la pelle, un train d'enfer
Dans
le camp où ils crevaient ces gens-là
On
travaillait dans la joie pour le Führer
Les
dos craquaient comme des pierres
L'infirmerie
débordait de toutes parts
Le
Docteur Brösing et moi, on soignait sans y croire
Le
mal des terrassiers, le mal de pelle
D'une
autoroute toute à la main, toute à la pelle
Sur
le chantier, par milliers, les ouvriers passaient
Leur
stock était inépuisable... Peu importe, s'ils mourraient
Le
19 mai, ce fut une inauguration mémorable
Sous
la grêle, sous la pluie, une fanfare jouait imperturbable
La
Badenweiler Marsch de Georg Fürst, un air admirable
Le
Führer debout dans sa Mercedes décapotable
Aux
anges, hiératique, figé, hypnotisé
Raide
comme un piquet, bras tendu, bras plié
Le
Führer debout dans sa Mercedes décapotable
Marche
impériale devant cent mille invités
Saluait
la voie royale du Reich de Mille Ans
Raide
comme un piquet, bras tendu, bras plié
En
tête, sous la grêle, sous la pluie,
Dans
la Mercedes noire, le Führer triomphant
Ensuite,
le cortège des voitures, sous la grêle, sous la pluie
Puis,
le Docteur Brösing dans sa Grenouille
Enfin,
la fanfare, jouant la Badenweiler Marsch dans la berdouille.
Sur
l'autoroute toute à la main, toute à la pelle
Sur
le chantier, par milliers, les ouvriers trépassaient
Du
mal des terrassiers, du mal de pelle
Leur
stock était inépuisable... Peu importe, s'ils mouraient
Épuisés,
cassés, sous la grêle, sous la pluie...
De
Francfort à Darmstadt, une autoroute toute en béton
File
tout droit, sous la grêle, sous la pluie,
C'est
l'autoroute des Teutons.
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